Alexandre Jöhl – 10 juin 2018
Il n’existe pas de justification libérale de l’obligation de servir fondée sur les seuls principes moraux. En revanche, pour la plupart des libéraux classiques, il existe la possibilité d’une justification libérale de l’obligation de servir compte tenu de circonstances particulières.
La liberté au sens des libéraux classiques se définit comme une absence de coercition, autrement dit une absence de contrainte exercée par autrui sur ses propres choix. La préservation de cet état de liberté (ou de non coercition) constitue le fondement moral de la pensée libérale.
Si l’on s’en tient aux principes, une obligation d’accomplir un service est incompatible avec la liberté. Mais dès lors qu’on met les principes à l’épreuve des faits, on constate que leur application stricte mène à une impasse. Dans le monde réel, les libéraux sont obligés d’admettre quelques entorses à leurs principes.
Considérant cette conception de la liberté, le mode d’organisation de la société libérale idéale est l’anarchie. Dans une telle société, fondée sur la coopération volontaire, aucun individu ne trouverait un avantage à faire la guerre. En outre, personne ne pourrait contraindre des individus libres de mouvement à supporter des guerres pour le compte d’autrui, par le paiement des impôts ou le service militaire. Dans une société libérale idéale, il n’y aurait donc ni raison ni moyen de faire la guerre et le monde vivrait dans un état de paix perpétuelle. En l’absence de nation à défendre, la défense nationale serait non seulement inutile mais vide de sens, et le problème de l’obligation de servir ne se poserait pas.
Mais l’anarchie est une utopie. Dans le monde réel, les individus peuvent faire l’objet de contraintes extérieures. Leurs propriétés – moyens de leur liberté – sont convoitées et constamment menacées. La préservation de l’état de liberté nécessite des mesures de défense. Or, face à un ennemi puissant et organisé, les actions individuelles sont vouées à l’échec. Une défense efficace nécessite une action collective, que ce soit pour financer le matériel de guerre ou pourvoir l’armée en forces vives.
Pour organiser une action collective, la société peut s’en remettre soit à la coopération volontaire (marché libre), soit à une direction centralisée (coercition étatique). La coercition étant immorale, la solution libérale est celle du marché libre.
Pour David Friedman, il n’est pas possible de garantir une défense efficace en comptant uniquement sur le marché libre. En effet, compte tenu de la technologie militaire, la défense nationale doit être assurée à grande échelle. En outre, de petites entreprises privées en concurrence ne peuvent assumer l’achat d’un matériel de guerre extrêmement couteux. Dès lors, il n’est pas possible de vendre la défense sur le marché libre. La seule issue est d’organiser la défense nationale au moyen du gouvernement.
Pour enrôler les membres des forces armées, le gouvernement peut soit prélever des impôts afin d’engager des soldats, soit réquisitionner la main d’œuvre par l’instauration d’une obligation de servir. Les deux options impliquent une forme de coercition. Pour un libéral, la coercition par l’impôt est sur le principe préférable à la coercition par le travail forcé pour des raisons morales et utilitaristes. En effet, l’obligation de servir est immorale en ce qu’elle constitue une violation de la liberté de conscience. En outre, la coercition par l’impôt permet une allocation des ressources plus efficiente que le travail forcé. Enfin, l’engagement de soldats volontaires, rémunérés dans les conditions d’un marché libre, s’accorde parfaitement avec les principes libéraux.
Mais la technique du marché n’est pas infaillible. Rien ne garantit que le mécanisme de l’offre et de la demande permette toujours de recruter le nombre suffisant de volontaires pour les besoins de la défense. Le problème libéral de l’obligation de servir se pose dès lors que le défaut de volontaires compromet la préservation de l’état de liberté. Dans ce cas, le gouvernement peut-il introduire le service militaire obligatoire afin de satisfaire les besoins de la défense nationale ?
Un libéral pourrait objecter que l’instauration du service militaire obligatoire dans ces conditions n’est pas nécessaire. Pour résoudre le problème, il suffirait pour le gouvernement d’augmenter la rémunération des soldats et les prélèvements en impôts. Le gouvernement pourrait, s’il le faut, augmenter les impôts à un niveau si élevé que quiconque ne s’engage pas dans l’armée serait assuré de mourir de faim. Mais, dans ce cas extrême, la coercition par l’impôt ne diffèrerait pas de la coercition par le travail forcé dans la mesure où les citoyens seraient contraints de fait de se porter volontaires.
Un libéral pourrait également objecter qu’une société dont les membres ne sont pas prêts à se battre spontanément pour la défense de leur liberté ne vaut pas la peine d’être sauvée. Si les citoyens ne se portent pas volontaires, n’est-ce pas le signe qu’ils ne désirent pas la liberté, ou pas au point de risquer leur vie pour elle? Or, selon cette approche, qui n’est pas prêt à se battre pour sa liberté n’en est pas digne. Dans une pareille société, l’instauration d’un service militaire obligatoire en vue de la préservation de la liberté serait vaine.
Cette dernière objection présuppose une implication entre le fait de ne pas se porter volontaire et le désintérêt pour la liberté. Or, dans des circonstances particulières, même des amoureux de la liberté pourraient se retrouver en difficulté face au choix d’un engagement volontaire. Imaginons l’état du monde suivant: un tyran menace d’envahir le pays libre et de réduire la population en esclavage. Il promet de tuer les résistants et d’épargner ceux qui ne se battront pas. Pour repousser l’agresseur, le gouvernement a besoin d’un très grand nombre de volontaires. Si l’armée est en sous-effectif, elle sera écrasée et les soldats seront massacrés.
Le choix de l’engagement volontaire s’apparente ici à un dilemme du prisonnier. S’ils veulent préserver la liberté, les citoyens ont tout intérêt à coopérer et à s’engager en masse. Mais chaque citoyen pris isolément n’a aucun intérêt à opter pour le choix «coopératif», s’il n’est pas préalablement assuré du choix «coopératif» d’un nombre suffisant d’autres citoyens. Dans de telles circonstances, l’obligation de servir pourrait être un moyen pour les hommes libres de s’assurer de la réalisation du meilleur choix «coopératif» en s’obligeant les uns les autres à respecter leur devoir inhérent à leur dignité d’homme libre.
Ainsi, la plupart des penseurs libéraux s’accordent sur la possibilité d’une justification libérale de l’obligation de servir. Pour Ludwig von Mises, le gouvernement n’impose pas à l’individu un devoir excessif s’il le contraint à servir la défense nationale. Selon lui, l’homme libre doit accepter certaines règles relatives à la préservation de la liberté, s’il veut bénéficier des avantages de la vie dans une société libérale.
Certes, le service militaire obligatoire restreint considérablement la liberté. Cependant, pour Friedrich Hayek, il n’est pas assimilable à une coercition au sens strict. En effet, l’obligation de servir est une coercition «débarrassée de ses conséquences les plus nuisibles»; elle est limitée dans le temps, prévisible et impersonnelle (dépendante de règles générales abstraites).
Pour Milton Friedman, l’obligation de servir ne peut être justifiée que par une nécessité impérieuse. Elle doit être réservée aux cas de force majeure, lorsque la technique du marché ne permet pas de fournir le nombre de soldats requis par les besoins de la défense nationale. En outre, l’action de l’Etat en matière de défense nationale n’est légitime que pour la fin de protéger les individus de la coercition.
Milton Friedman propose une justification fondée sur une double distinction entre temps de guerre et temps de paix d’une part, entre service et instruction d’autre part. L’obligation de servir est justifiée en temps de guerre si aucune solution basée sur le marché libre ne permet de satisfaire les besoins définis par la politique de sécurité du gouvernement pour le temps de guerre. L’obligation d’instruction militaire est justifiée en temps de paix – afin de fournir une réserve pour le temps de guerre – si une obligation de servir est justifiée en temps de guerre. Enfin, l’obligation de servir est justifiée en temps de paix si le marché libre ne permet pas de satisfaire les besoins de l’instruction en temps de paix.
Hayek et Friedman insistent sur l’importance de prémunir l’individu contre l’usage par un tiers d’un pouvoir arbitraire de coercition. L’obligation de servir doit être universelle ; le cas échéant, la sélection doit se faire par tirage au sort. La sélection arbitraire est exclue.
Il n’existe pas de justification libérale a priori, fondée sur les seuls principes moraux, de l’obligation de servir. En revanche, pour la plupart des libéraux classiques, il existe la possibilité d’une justification a posteriori de l’obligation de servir. La philosophie libérale s’en tient à énoncer les conditions de justification de l’obligation de servir et les conditions de sa mise en œuvre. Sa justification effective dépend des circonstances temporelles et relève de la politique de sécurité du gouvernement.
Ce texte est paru dans Carnet de notes, le blog tdg d’Alexandre Jöhl le 10 juin 2018