Cette semaine, au détour d’une question de lectrice qui nous demandait «Pourquoi la Suisse a-t-elle accordé le droit de vote aux femmes si tard?», je me suis souvenue des travaux de la politologue Regula Stämpfli qui s’était penchée sur les liens entre service militaire et droit de vote. Selon elle, le droit de vote des femmes aurait été (partiellement) retardé par le fait que ces dernières ne sont pas soumises à l’obligation de servir. Dans la tradition suisse, fortement marquée par le patriarcat – je vous parle des mentalités réelles, pas de ce qu’elles devraient être dans l’idéal – le droit de participer à la cité est indissociable du devoir de garantir sa souveraineté.
Dans l’une de mes vies parallèles, je suis co-présidente d’une association qui milite pour l’introduction d’un service citoyen, à savoir le remplacement d’une obligation de servir purement masculine et militaire par un engagement de milice pour tous dont les options seraient élargies à toutes les tâches d’intérêt public reconnues par la loi (armée, protection civile, conservation des biens culturels, revitalisation des cours d’eaux…). Autant vous dire que la thèse de Regula Stämpfli m’a interpellée! Du coup, je me pose la question: Et si l’acceptation des mêmes devoirs, à tous les plans, pouvait faire avancer l’égalité dans les faits au cours des 50 prochaines années?
Quand je raconte ma vision du service citoyen, elle enthousiasme environ 50% des femmes avec qui j’en parle (estimation personnelle, tout ce qu’il y a de moins scientifique). Mais ça provoque aussi souvent de vives réactions:
- Tant que l’égalité salariale n’est pas atteinte, pas question!
- Les femmes, en donnant naissance aux enfants, en les nourrissant, en les élevant, et en effectuant la plus grande partie du «travail non rémunéré», comme l’aide aux parents et aux proches, en font déjà bien assez pour la société!
Ce type de raisonnement ne s’applique pas qu’à l’obligation de servir. On le retrouve dans tous les domaines où l’inégalité des droits et des devoirs se fait en «défaveur» des hommes. Comme l’âge de la retraite par exemple. Bien que l’article 8 de notre Constitution consacre le principe d’égalité en droits entre hommes et femmes, l’âge légal de départ à la retraite est aujourd’hui de 65 ans pour les hommes et de 64 ans pour les femmes, et cela même si les femmes connaissent une espérance de vie de trois ans supérieure. Sur ce terrain-là aussi, les résistances sont fortes, comme le montre l’appel «Pas touche aux rentes des femmes!» qui a été lancé la semaine dernière. Une commission du Conseil des États a effectivement décidé d’aller de l’avant avec le projet d’harmonisation de l’âge légal de la retraite à 65 ans pour tous. A l’heure de la rédaction de cet article, 292’534 signatures ont déjà été récoltées pour la pétition que l’Union syndicale suisse veut adresser «à ces messieurs du Conseil des États» (sur 13 membres de la commission 4 sont des femmes). Ici, même type d’argumentation: «Nous refusons catégoriquement le relèvement de l’âge de la retraite des femmes tant que les lacunes de leurs rentes ne sont pas comblées et que les discriminations salariales persistent», peut-on lire dans un communiqué de presse.
Je vais vous dire pourquoi je pense que cette argumentation dessert la cause des femmes, en particulier dans un pays comme la Suisse.
Gare aux stéréotypes
Je peux comprendre qu’en lâchant du lest sur ces terrains, on peut avoir l’impression de perdre quelque chose en tant que femme. Mais je pense que c’est prendre le problème par le mauvais bout.
L’historienne Brigitte Studer rappelait qu’outre le fait qu’il aura fallu passer par le vote des seuls hommes pour accorder le droit de vote aux femmes (ce qui n’a pas été sans résistance), l’image stéréotypée de la femme qui prévalait dans la société («la femme au fourneau, l’homme aux affaires politiques») n’a pas accéléré les choses. Et ces mêmes stéréotypes ont joué un grand rôle dans l’établissement de l’âge de la retraite: en 1948, lors de l’introduction de l’AVS, l’âge de la retraite pour les hommes comme pour les femmes était fixé à 65 ans. Il a ensuite été abaissé (à une époque où seuls les hommes pouvaient voter). Les arguments invoqués pour cet abaissement font aujourd’hui sourire. «D’un point de vue physiologique, malgré leur espérance de vie plus élevée, les femmes sont souvent désavantagées par rapport aux hommes», disait le message du Conseil fédéral.
Concernant l’obligation de servir, le Tribunal fédéral arrêtait en 2009, à l’ère des drones et de la cyberdéfense, qu’«en raison de différences physiologiques et biologiques, les femmes sont en moyenne considérées comme moins aptes au service militaire que les hommes».
Persister à vouloir maintenir des inégalités pour «compenser» d’autres inégalités ne fait que figer ces stéréotypes et retarder l’égalité dans les faits, en particulier dans notre culture. La Suisse se définit effectivement comme une confédération de citoyens, une communauté de destin, dans laquelle droits et devoirs sont intrinsèquement liés – le droit de participer à la cité est souvent indissociable du devoir de participation au projet de société.
2071: d’égale à égal?
Je me suis posé la question: en tant que femme, qu’est-ce que je souhaite pour les 50 prochaines années? Je crois que j’aspire simplement à être traitée de la même manière qu’un autre. À ne pas être prise de haut, méprisée ou jalousée, ni jalouser ou mépriser les autres. J’aimerais être respectée et ne pas être considérée comme inférieure. J’aimerais appartenir à une collectivité de pairs.
Ce n’est qu’en traitant les individus de la même manière qu’on rend possible les rapports d’égal à égal. Il est donc important de créer des mécanismes qui conduisent à une reconnaissance de l’engagement des femmes au sein de la société, comme un service citoyen pour tous. D’autre part, les femmes devraient également donner un signal clair qu’elles sont disposées à accepter les mêmes obligations que les hommes, comme un âge de la retraite à 65 ans. Établir une culture de l’égalité, passera par l’établissement d’une culture du respect, et cela prendra du temps. C’est tout ce que je nous souhaite pour les 100 ans du droit de vote des femmes.
Cette tribune a été publiée dans le Point du jour de Heidi.news du 6 février 2021.